la page du français de Mme Vinai

Accueil  Nouvelles  Téléchargements  Liens 
Arts du langage - Nuit et Brouillard



TITRE :  Nuit et brouillard

ARTISTES : Jean Ferrat

GENRE : Chanson

DATE : 1963 (Barclay)


Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers

Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés

Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants

Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

 

Ils se croyaient des hommes, n´étaient plus que des nombres

Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés

Dès que la main retombe il ne reste qu´une ombre

Ils ne devaient jamais plus revoir un été

 

La fuite monotone et sans hâte du temps

Survivre encore un jour, une heure, obstinément

Combien de tours de roues, d´arrêts et de départs

Qui n´en finissent pas de distiller l´espoir

 

Ils s´appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel

Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou

D´autres ne priaient pas, mais qu´importe le ciel

Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

 

Ils n´arrivaient pas tous à la fin du voyage

Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux

Ils essaient d´oublier, étonnés qu´à leur âge

Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

 

Les Allemands guettaient du haut des miradors

La lune se taisait comme vous vous taisiez

En regardant au loin, en regardant dehors

Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

 

On me dit à présent que ces mots n´ont plus cours

Qu´il vaut mieux ne chanter que des chansons d´amour

Que le sang sèche vite en entrant dans l´histoire

Et qu´il ne sert à rien de prendre une guitare

 

Mais qui donc est de taille à pouvoir m´arrêter?

L´ombre s´est faite humaine, aujourd´hui c´est l´été

Je twisterais les mots s´il fallait les twister

Pour qu´un jour les enfants sachent qui vous étiez

 

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers

Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés

Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants

Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent




Eléments biographiques

 

Jean Ferrat est  le pseudonyme de Jean Tenenbaum, né à Vaucresson le 26 décembre 1930 et mort à Aubenas le 13 mars 2010.

Issu d’une famille juive, il vit à 11 ans l’arrestation de son père,  séquestré au cap de Drancy puis déporté à Auschwitz en 1942, d’où il ne reviendra jamais. Jean est alors caché et aidé par des  militants communistes, dont il se sentira toute sa vie très proche,  et des résistants.

Jean Ferrat est auteur, compositeur et interprète de ses chansons mais il est aussi connu pour avoir mis en musique un certain nombre de poèmes d’Aragon comme Que serais-je sans toi…

Chanteur engagé, il se fit discret dans les médias – il fut interdit de télévision en 1966 en raison de sa candidature aux élections municipales d’Entraygues (Ardèche) sous l’étiquette du PCF ( Parti Communiste Français) et se retira de la scène à l’âge de 42 ans.

Il reste aujourd’hui un des grands noms de la chanson française.

 

 

 

 

Contexte

 

Au moment où la France et l’Allemagne cherchent à se réconcilier, la chanson Nuit et brouillard est fortement déconseillée et interdite d’antenne, sous l’influence directe du Président de la République, Charles De Gaulle. Elle passe néanmoins un dimanche, à midi sur la 1ère chaîne dans une émission intitulée « Discorama »  présentée par Denise Glazer.

Le succès est immédiat et Jean Ferrat reçoit en 1963 le Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros (collectif de professionnels de la musique et des médias  qui cherchent à  faire le lien entre  les objectifs des pouvoirs publics en matière de politique culturelle et les professionnels de la musique et du disque).


Analyse de l’œuvre

 

Présentation générale

Le titre de la chanson renvoie à la Seconde Guerre mondiale et  fait référence à la directive « Nuit et brouillard »  - Nacht und Nebel en allemand - signée en 1941 par Hitler,  ordonnant la déportation, en vue de leur extermination, de tous ceux qui représentaient une menace pour le Reich ou l’armée allemande ; ainsi tout détenu voué à la disparition dès son arrestation était associé, par l’administration SS, à ce funeste sigle N.N. Cette dénomination signifiait par ailleurs que le déporté ne pouvait recevoir ni colis, ni lettres. Cette directive sera confirmée en 1942  par la décision de  « La solution finale » qui dissimule sous cette périphrase  codée l’extermination systématique et organisée des juifs dans les camps de la mort .

On se souviendra aussi que l’expression « Nacht und Nebel, niemand gleich » (« nuit et brouillard, plus personne » dit le héros en disparaissant dans un nuage de fumée) se trouve dans l’opéra de Wagner L’Or du Rhin et on sait l’admiration que Hitler vouait à ce compositeur allemand.   

En 1955, Alain Resnais intitule Nuit et brouillard son film sur la déportation.

La chanson est composée de 9 quatrains, le vers employé est l’alexandrin, forme la plus noble et la solennelle de vers qui permet de donner une certaine force et une certaine ampleur aux vers (la quasi absence de ponctuation renforce cette impression). Régularité du rythme 6 + 6 dans une grande partie des alexandrins soulignée par la diction du chanteur. Alternance de rimes croisées et de rimes plates.

 

La construction de la chanson répond au projet militant du chanteur : d’abord décrire l’horreur des camps (strophes 1 à 6) puis revendiquer son statut de poète engagé qui fait entendre sa voix (strophes 7 à 9).

Enfin, la correspondance entre les strophes 1 et 9  permet de donner une circularité à l’ensemble et une grande cohérence.

 

L’évocation de la Shoah

Ø  Les camps

Les camps sont immédiatement présents à l’esprit et décrits grâce à des termes évocateurs : les « miradors » v.21, les « wagons plombés » qui acheminaient les déportés jusqu’aux camps v.2, les « chiens policiers » v.24.

Le poète rend ici, par le rythme des vers,  le long calvaire du voyage : en effet, l’alexandrin du vers 11 dont le rythme est 6+2+4 mime les à coups du train qui s’arrête et qui repart et le premier hémistiche du vers 12 est tout entier composé d’un verbe à la forme négative « qui n’en finissent pas » qui insiste sur la lenteur et l’agonie de ces voyageurs.

 

Ø  La déshumanisation

Les hommes et les femmes ne sont plus identifiés que par des nombres et des numéros : la mention qui se répète aux v.1- 4 – 33 – 36 « vingt et cent … des milliers », par l’effet de gradation, rend compte de la foule innombrable de ceux qui ont été déportés, si nombreux qu’on ne peut véritablement les compter ; mais ils ont également réduits à l’état de numéros v.5 « n’étaient plus que des nombres », référence au numéro tatoué sur l’avant-bras des détenus.

 

Ø  La mort

Le destin tragique des déportés est également un point important du poème : « ils ne devaient jamais plus revoir un été » v.8, le mot « jamais » particulièrement mis en évidence par sa position centrale dans le vers avec un enjambement interne sur le mot « plus » qui signifie l’absence de tout espoir.

La mort dans les camps ou la mort avant même d’être arrivé v.17 « Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage »




De la nécessité de résister

Ø  Hier 

Jean Ferrat n’oublie pas de rappeler que des résistants ont payé de leur vie leur engagement et ont été déportés comme on le voit au v.16 «  Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux »

La vie

 

Ø  Aujourd’hui 

Toute une strophe pour parler du fait que cette chanson a dérangé au moment où elle est sortie « On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours… /Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare »

 

Ø  Survivre aux camps

Ceux qui sont revenus et se sentent presque coupables d’avoir survécu, difficulté de vivre alors que tous les autres ont péri, difficulté de vivre quand on reste sel survivant. Vivre et vieillir – ce sont les veines bleues qui apparaissent plus visibles à mesure que le temps passe – semblent bien étonnant.

 

Chanter pour ne pas oublier

Ø  Restituer les noms

Jean Ferrat choisit de ne plus laisser ces hommes et ces femmes morts dans l’anonymat des nombres, il leur rend leur humanité et leur existence aux yeux de tous en les nommant « Jean-Pierre, Natacha ou Samuel », prenant le parti de la mixité puisqu’il y a un prénom français, un prénom russe et un prénom d’origine juive, le tout explicité par la mention de différents dieux, symboles des religions

 

Ø  Du « ils » au « vous »

Il s’agit donc, on le comprend de rendre hommage en rendant présents ceux qui ont subi l’holocauste, et le passage du « Ils » au « Vous » entre la première et la dernière strophe est de ce point de vue remarquable

 

Ø  Le poète comme intermédiaire avec les générations futures

V.30 » Aujourd’hui c’est l’été » comment ne pas penser à  tous ceux qui justement « ne devaient plus voir un été » du v.8 ? Et c’est bien la preuve que le poète-chanteur est l'intermédiaire privilégié auprès du public le plus large, dans le temps et dans l'espace.


Conclusion : Quel est le sens de l'œuvre ? Qu'est-ce que l'auteur a voulu exprimer ?

Un poème chanté qui a la force d’un témoignage sur un des pires génocides du XXe siècle. C’est une

chanson  parmi  les plus connues de Jean Ferrat, parce qu’elle est un  hommage à toutes les victimes de la barbarie nazie, qu’elle dit simplement qu’il faut ne pas oublier et   qu’il en ressort la force d’un engagement.

Jean Ferrat sort de la nuit ceux que les nazis pensaient ensevelir à tout jamais : « Nacht », disaient-ils, c’est l’oubli, « Nebel », c’est la fumée dans laquelle vous vous volatiliserez, au moins sur ce point le poète les aura fait mentir.

 

Donnez votre avis sur l'œuvre en argumentant :

Qu’avez-vous pensé ou ressenti en lisant l'œuvre la première fois ? Pourquoi ? Votre avis a-t-il changé après l’analyse ?


Prolongements possibles 

 

Alain Resnais, Nuit et brouillard, 1955 : la chanson de Jean Ferrat accompagne le film qui témoigne des atrocités commises au nom de «  La solution finale » mise en œuvre par Hitler.

 

 

Quelques poèmes d’Aragon mis en musique par Jean Ferrat :

-        Les yeux d’Elsa, 1955

-        Que serais-je sans toi ?, 1964

-        Heureux celui qui meurt d’aimer, 1967

-        Les poètes, 1969

-        Aimer à perdre la raison, 1971

-        Qui vivra verra, 1994

 

 

Aragon, « Strophes pour se souvenir », 1955

Les autres poètes engagés comme Eluard, Desnos et Char

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947 

Anne Franck, Journal


Date de création : 19/10/2014 @ 13:14
Dernière modification : 19/10/2014 @ 13:14
Catégorie :
Page lue 3071 fois

up Haut up


Site propulsé par GuppY - © 2004-2007 - Licence Libre CeCILL
Document généré en 0.12 seconde